Lettre à Yves Ballu sur la « vraie » histoire de la conquête de l’Annapurna (Juin 1950)
Avec l'accord de Yves Ballu, et l'espoir qu'elle suscite réactions et commentaires, je soumets la lettre jointe aux lecteurs du blog. Je veux préciser que l'intention n'est pas de "déboulonner" un héros ou de tailler en pièces un mythe national. Ils ont eu et ils garderont leur fonction dans notre histoire de l'après-guerre. La seule ambition est de tenter, avant qu'il ne soit trop tard, d'établir la vérité historique sur les faits et, en passant, de rendre la place qui leur revient aux autres héros de l'aventure, Louis Lachenal en tête.
Le 25 Septembre 2012
Cher Yves Ballu,
Je n'ai pas d'informations particulières sur le sujet (sauf une, peut-être, sur le Dr Oudot) mais je me suis posé un certain nombre de questions à l'examen des documents et témoignages que vous-même et Félicité avez rendus publics ou m'avez remis en mémoire. Je serais heureux d'avoir vos commentaires sur ces questions.
1) La photo du mythe (la série de photos « du sommet » que vous présentez)
- La météo apparente
sur ces photos se caractérise par un vent peut-être fort mais qui ne souffle certainement pas en tempête (voir la position des fanions ou les plis de la combinaison de M. Herzog, voir aussi l'absence de tourbillons de neige). Les nuages sont élevés et des éclaircies sont visibles (soleil et ombres portées sur certaines des photos de la séquence). Pourquoi, dans ces conditions, n'avoir pas attendu le sommet pour prendre des photos incontestables? M. Herzog parle, je crois, de conditions météos qui n'auraient pas autorisé la prise de photos (mais, en même temps, il dit y être demeuré un certain temps, après même que L. Lachenal ait entamé sa descente...). Il faudrait alors admettre que le temps au sommet était bouché et que les éclaircies sont arrivées à la descente. Dans toutes mes expériences d'alpiniste, modeste certes mais observateur, le mauvais temps monte de la vallée et atteint le sommet en dernier. Or le temps à la descente était bouché, toutes les relations le confirment. Conclusion: la photo du mythe a été prise à la montée, peut-être en voyant arriver le mauvais temps et peut-être aussi pour établir la conquête avant le demi-tour.
-Les gants:
dans toute la série de « photos de la victoire » que vous présentez, M. Herzog arbore les fanions à mains nues, semble-t-il (mais la qualité médiocre des photos ne me permet pas de l'affirmer. Un expert pourrait le faire, sans doute et peut-être avez-vous votre idée là-dessus?). Je comprends tout à fait la nécessité d'enlever les gants pour aller fouiller au fond du sac à la recherche des petits fanions mais pourquoi ne pas les avoir remis pour la séquence de poses qui a dû prendre un certain temps? Dans une de ses relations de la perte des gants, M. Herzog évoque le désir de "remettre de l'ordre" dans son équipement (lunettes, bonnet...) pour expliquer qu'il les ait enlevés. Cela semble très peu crédible (je crois d'ailleurs qu'il a, d’autres fois, modifié ou abandonné cette explication). Il faut une très bonne raison pour enlever les gants dans ces conditions extrêmes. D'où ma conclusion que la perte des gants se situe plutôt au moment de la prise des photos de la "victoire". Mais alors, pourquoi ne pas l'avoir dit? Mon explication est d'ordre logique ou plutôt d'ordre psychologique: M. Herzog - consciemment ou non - n'a pas voulu mélanger la séquence héroïque (le sommet) avec la séquence calamiteuse (la descente en enfer). Peut-être en avez-vous une autre?
- La photo de Paris Match.
Elle est largement "arrangée" (colorisation...) mais pourquoi diable avoir utilisé le négatif "à l'envers". La mise en page aurait pu se faire aussi bien avec la photo "à l'endroit".
-La photo de couverture du livre:
Le "bidonnage" touche là les traces de neige emportée par le vent qui accréditent la relation de la tempête.
2) Le contexte (relations avec les membres de l'équipe).
- M. Herzog
était, avant l'expédition, un excellent montagnard et un bon camarade apprécié des Chamoniards qui, s'ils ne sont pas impressionnés par les diplômes et les carrières, n'y sont pas hostiles à priori surtout quand les qualités techniques d'alpiniste sont là. Le "désamour" qui a suivi l'expédition (celui de Gaston Rébuffat mais aussi de tous les autres) s'explique largement par les conditions de l'expédition (exigence de l'engagement écrit, aspect "campagne militaire", errance dans la recherche du Daulaghiri...) puis par le pathos auto-glorificateur subséquent et la paranoïa grandissante de M. Herzog... L'exemple le plus connu est l'oubli systématique de Louis Lachenal, sur lequel vous fournissez des documents frappants. Il y en a un autre, moins connu, que je souhaite vous signaler. Il concerne le Dr Oudot, médecin de l'expédition. Mon père l'a bien connu (ils étaient camarades d'internat peu avant la guerre). Il nous en a toujours parlé comme d'un professionnel parfaitement compétent auquel, sans aucun doute, les deux "vainqueurs" de l'Annapurna doivent d'être restés en vie. Alors, pourquoi avoir mis en scène l'épisode héroico-comique des asticots jaillissant des plaies, au risque de jeter le doute sur les capacités du médecin de l'expédition, sans expliquer (autant que je m'en souvienne mais ma mémoire peut me faire défaut) que, faute d'antiseptiques, Oudot, qui ne disposait pas de l'environnement pour amputer, n'avait pas de meilleur moyen pour éviter la gangrène que d'y laisser ces larves dont on connaissait depuis longtemps les vertus de nettoyeurs de plaies...
-Louis Lachenal
était le seul, en dehors du "héros" à connaître la vérité. Je crois, moi aussi, qu'en bon montagnard il a dû s'engager envers M. Herzog à ne jamais révéler le secret, si secret il y a, afin de lui éviter la fin d'ascension suicidaire. Pour un bon montagnard et surtout pour un guide, préserver la vie vaut toutes les victoires et toutes les "compromissions". Je pense donc qu'on ne trouverait, dans ses archives personnelles, aucune trace de cet engagement de fin de course. Avez-vous des indications, néanmoins, sur l'état d'esprit de Louis Lachenal après l'expédition et le contenu des "révélation" qui lui ont valu les menaces préventives que vous avez documentées?
Je suis personnellement un peu surpris par sa fin dans une crevasse de la vallée blanche, improbable (bien que toujours possible) pour le montagnard chevronné qu'il était. Montrait-il, à votre connaissance, des signes de comportement dépressif dans la période 1950 / 1955 (Félicité en fait état) ? Si oui, cela fait peut-être une deuxième mort que l'on peut mettre au "crédit" du Secret...
Bon, j'ai été déjà bien bavard... J'espère que vous aurez la patience de me lire jusqu'au bout et l'amabilité d'apporter quelques éléments de réponse à mes hypothèses et interrogations.
Bien cordialement,
M. Billard