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Le blog d'Yves Ballu, Cairn
3 novembre 2017

Affaire Vincendon et Henry : Jean Henry s'exprime sur l'attitude de Walter Bonatti

Après Claude Dufourmantelle, Jean Henry s'exprime sur l'affaire Vincendon et Henry

Le frère ainé de François vit aux USA depuis l'époque du drame. Lorsque j'ai rédigé "Naufrage au Mont Blanc", il y a 20 ans, son témoignage m'a été précieux, car il était très proche de son frère avec lequel il a gravi un certain nombre de voies dans les Alpes, et entretenu une correspondance passionnante. Il m'a notamment fourni des informations et des documents essentiels. En juin 2007, lors d'un voyage en France, il a passé quelques jours à la maison, et nous sommes allé à Chamonix. Ce fut l'occasion pour lui de rencontrer Jean Minster et Gilbert Chappaz, les derniers guides sauveteurs encore vivants. Une rencontre bouleversante au cours de laquelle Gilbert Chappaz lui a demandé pardon pour n'avoir pas pu tenir sa promesse de revenir chercher les "naufragés" installés dans la carcasse de l'hélicoptère. Un pardon évidemment accordé : « Ils n’ont pas pu aller les rechercher pour un certain nombre de raisons, notamment le mauvais temps. Il a vécu avec ça toute sa vie, et cela a du être très pénible. »

Chamonix Vincendon et Henry Chappaz Minster Henry 044_redimensionnerA gauche Glibert Chappaz, à droite Jean Henry au cimetière de Chamonix en juin 2007

Sortie de l'église mars 1957 en bas à gauche Aristide Vincendon tient son chapeau dans ses mains frère jumeau d´Emile A côté de lui, sa femme plus grande que lui Annie Vincendon_Mars 1957 : Jean Henry à la sortie de l'église lors des obsèques de son frère

Jean Henry a lu les différentes versions de l'article d'Eric Vola publié par le site summit.post. Et il a tenu à réagir. Ce texte qu'il m'a autorisé à publier apporte, me semble-t-il une réponse à la "controverse Bonatti" ouverte par Vola. Et en particulier à la question : "Bonatti a-t-il abandonné Vincendon et Henry ?". Si quelqu'un pourrait reprocher au guide italien d'avoir une responsabilité dans la mort tragique des "naufragés", et lui en vouloir, ce serait en premier lieu un proche des victimes. Concernant Jean Vincendon, je peux témoigner que ni sa maman, ni ses amis, en particulier Bob Xueref n'ont jamais émis un tel grief. Pour François Henry, je laisse la parole à son frère :

 

Jean Henry

Jean Henry Claire Simiand à Veurey 04_redimensionner

L’article d’Eric Vola publié récemment sur le site summitpost.org offre une version en langue anglaise de ce qui est généralement appelé « l’Affaire Vincendon et Henry ». Sous le titre  « Shipwrecked on Mont Blanc : the Vincendon and Henry Tragedy » (« Shipwreck » dans la suite), Vola offre un condensé du livre « Naufrage au Mont Blanc – L’Affaire Vincendon et Henry » (« Naufrage » dans la suite) de Yves Ballu, publié par les éditions Glénat il y a 20 ans et récemment réédité par les éditions Guérin avec  des illustrations et autres additions. Le livre de Ballu sert de base à l’article de Vola, auquel il a, bien entendu, ajouté ses propres contributions. La lecture de « Shipwreck » m’a, par moments, surpris. Mon objectif n’est pas d’initier une nouvelle polémique, l’Affaire en a généré suffisamment, mais de commenter certains aspects de l’article de Vola.

A la lecture de la version originale de l’article de Vola, la photo avec la légende « Henry souriant » (« Henry smiling ») m’a bouleversé. Après une série de bivouacs à même la neige, leurs membres profondément gelés, ils voient l’hélicoptère du salut s’écraser à quelques mètres d’eux et ils sourient ? Incidemment, l’alpiniste vu de face est Vincendon dont le sourire est plutôt un rictus et mon frère est à gauche de profil. Je suis soulagé que Vola ait éliminé cette légende de très mauvais goût des versions ultérieures et révisées de son article mais aussi déçu qu’il ne se soit pas donné la peine d’identifier les deux jeunes gens correctement.

Peu après le drame, (février – mars 1957), Bonatti et Gheser ont, indépendamment, publié des articles décrivant l’ascension en compagnie de la cordée Vincendon-Henry. Les deux articles sont essentiellement interchangeables, relatent les mêmes faits. Copies de ces articles et d’autres documents recueillis et utilisés par Ballu lors de la préparation de « Naufrage » sont accessibles sur le blog de Yves Ballu. Par la suite, et particulièrement quand Ballu préparait la première édition de « Naufrage », il a constaté des différences entre les articles originaux de Bonatti et ses autres articles et livres  ultérieurs. Gheser, par contre, n’a pas changé sa version des évènements quarante ans après les faits. Ballu dans son introduction avertit le lecteur que « dans le cas où le récit d’un témoin change, la première version des faits sera considérée comme la plus authentique », d’où le choix des  versions  originales de Gheser et de Bonatti. Etant donné la similitude de ces versions, c’est un choix logique. La version commune de l’ascension est en fait très simple : après un bivouac très pénible, Bonatti rejoint la cordée franco-belge et la ramène une centaine de mètres plus haut. Ils forment une cordée de quatre que Bonatti sort de l’éperon de la Brenva dans des conditions difficiles, la cordée commune explore la possibilité de descendre directement par le passage Balmat qu’ils abandonnent parce que trop dangereux, les alpinistes d’un commun accord décident de se séparer en deux cordées pour se retrouver au refuge Vallot. C’est ce que « Naufrage » relate.

Dans le chapitre intitulé « La controverse Bonatti » de « Shipwreck », Vola discute certains aspects des divergences entre les articles originaux de Bonatti et ses publications ultérieures.

La question du piolet de Bonatti cassé au cours d’une reconnaissance par Bonatti vers la Poire est un exemple de ces divergences de vue. Dans ses articles ultérieurs, Bonatti précise que le piolet n’était pas cassé mais seulement fêlé  ou fissuré et qu’il l’avait réparé à l’aide d’une cordelette. Une simple question de sémantique qui ne justifie pas la mention de « controverse » ou une critique de « Naufrage ». Si le piolet avait simplement été déclaré « endommagé », aucune question n’aurait été posée. De plus, rien ne permet d’affirmer que le piolet en question n’a pas rendu les services qu’il devait rendre et qu’il aurait constitué un handicap particulier durant le reste de l’ascension. Dans « Naufrage », il n’en est plus question après l'épisode du refuge de La Fourche. Affaire close en ce qui me concerne.

Une autre controverse mentionnée par Vola est que les deux cordées auraient repris leur indépendance, se seraient séparées, lorsque la cordée franco-belge qui peinait à suivre les Italiens a proposé un arrêt repos et casse-croûte près du sommet, ce qui pourrait suggérer que Bonatti les ait abandonnés. « Naufrage » situe précisément cette séparation à 350 mètres du sommet. Mais pourquoi une séparation à une altitude plus élevée serait-elle considérée comme un abandon alors qu’une séparation à une altitude moindre serait une séparation et pas un abandon ? On pourrait tout aussi bien imaginer l'inverse. Cela ne me semble pas clair, mais dans l’esprit de Bonatti et de Vola la controverse relative à un abandon possible semble dépendre de l’endroit où la séparation a eu lieu.  Personnellement, je n’ai aucun doute  : Bonatti n’a pas abandonné Vincendon et mon frère. De même, les membres de ma famille, amis et connaissances avec qui j’ai parlé avant et après la parution de « Naufrage » n’ont jamais mentionné un abandon. Un abandon ou une suspicion d’abandon n’apparaît nulle part dans « Naufrage ».

Dans ses deux articles initiaux (février et mars 1957) Bonatti déclare qu’après avoir abandonné l’idée de descendre directement vers Chamonix par l’ancien passage (passage Balmat), il a expliqué aux autres membres de la cordée que la seule solution viable était de rejoindre le refuge Vallot et que, d’un commun accord, ils ont décidé de se séparer en deux cordées, la cordée franco-belge, plus lente, profitant de la trace de Bonatti. Gheser dans son article initial (février 1957) et sa lettre à Ballu (1997) confirme ceci. Le témoignage de l’adjudant Blanc qui rapporte la description des évènements par mon frère est en complet accord. Sur base de ces témoignages concordants confirmant une séparation à une altitude relativement basse l’idée d’un abandon est éliminée. Vola, cependant se basant sur le fait que la toponymie de Gheser est erronée, suggère que le récit de Gheser pourrait laisser supposer que la séparation a pris place plus haut et que Bonatti les auraient abandonnés. Dans l’article de Sport et Vie de février 1957, Bonatti dit : « J’ai d’abord eu l’intention de passer par le Corridor… ». Il fait ici allusion à sa tentative de descendre vers Chamonix par le passage Balmat (ancien passage). Dans Rivista, mars 1957, Bonatti dit : « …nous nous trouvons exactement sur le col au-dessus du Mur de la Côte entre les deux Rochers Rouges … »  et aussi « …le couloir entre les deux Rochers Rouges (itinéraire 176 du Guide Vallot – parallèle au Corridor proprement dit) … » et dans une lettre à Ballu « me rendant compte du grand danger que présentait le Grand Couloir de l’ancien passage inférieur… ». Il semble que la toponymie de Bonatti est variable mais pas considérée comme erronée.  Gheser, certainement moins familier avec le côté français du Mont Blanc a probablement simplement adopté la terminologie de Bonatti. De plus, Gheser parle du col de la Brenva, ce qui est erroné, mais la combinaison du col et du Corridor à proximité l’un de l’autre correspond exactement à la description de leur position par Bonatti. Quelques lignes après  sa critique de la toponymie de Gheser, Vola ajoute «  la lecture attentive du texte de Gheser confirme que la séparation a eu lieu à l’endroit mentionné par Bonatti ». Dans l’espace de quelques lignes de son article, Vola approuve le lieu de séparation mentionné par Gheser, puis le met en doute, et puis l’approuve à nouveau. Tout ceci est confus, pas très convaincant et, en fait, inutile car les récits initiaux de Bonatti et Gheser établissent le point de séparation, et surtout la raison (lenteur de la cordée Vincendon et Henry, et demande d’un arrêt casse-croûte). De plus, le texte de « Shipwreck » a été révisé quatre fois à ma connaissance (j’ai peut-être manqué l’une ou l’autre révision) depuis la publication originale (juin 2017) ce qui donne au lecteur l’impression d’un texte brouillon et modifié lorsque l’auteur glane des nouvelles informations ou est averti de ses erreurs. Dans la première version, il n’y avait pas de chapitre « Controverse », et je pense que c’était mieux ainsi.

Dans le même chapitre de « Shipwreck », Vola s’en prend à Ballu pour « avoir fait parler les morts ».  En fait, Ballu ne fait pas parler les morts, il attribue leurs propres paroles à des protagonistes des évènements sous forme de conversations, discussions ou déclarations reprises à partir des témoignages qu’il a recueillis et des documents d’époque qu’il a rassemblés au cours de ses recherches (je lui en ai moi-même communiqué un certain nombre). Ce procédé, assez commun dans des ouvrages relatant des faits historiques, rend le texte plus vivant et d’une lecture plus attrayante, comme Vola le reconnaît, mais aussi d’après lui, et  ses amis, ramène « Naufrage » au rang d’un roman. D’après le Larousse un roman est « une œuvre d’imagination constituée par un récit en prose d’une certaine longueur ». « Naufrage » n’est certainement pas une œuvre d’imagination. Chacun est évidemment libre de ses opinions, mais il m’est difficile de comprendre comment le récit de la lente agonie de deux jeunes gens, de la souffrance et des gelures d’un pilote qui restera handicapé le reste de sa vie, des efforts et risques endurés par les équipes de secours dont certains membres seront hantés par leurs souvenirs, scrupuleusement relaté dans « Naufrage », puisse se comparer au récit des enquêtes de l’Inspecteur Maigret ou des aventures de James Bond.  De plus, pour apprécier à quoi  l’expression « faire parler les mots » fait allusion, il faut lire « Naufrage » dans la version française, ce que la plupart des lecteurs de « Shipwreck » n’ont pas fait. Pourquoi insérer cette référence au format d’un texte en français dans un article en anglais et  dans le chapitre consacré à la controverse de Bonatti ? « Naufrage » présente l’historique de l’affaire Vincendon et Henry, une description chronologique et soigneusement documentée des évènements qui, ensemble, constituent une étape importante dans l’histoire de l’alpinisme dans les Alpes françaises et de Chamonix en particulier. Pour moi qui ai vécu ces évènements de façon très personnelle, « Naufrage » est un document historique, mais, comme toujours, chacun est libre de son opinion.

Mes commentaires à propos de la « Controverse de Bonatti » peuvent apparaître comme une « contre-controverse » ou le début d’une nouvelle polémique ce qui n’est pas le cas. J’ai essayé de montrer que ces nouvelles interprétations basées sur des aspects relativement secondaires des évènements (toponymie de Gheser, localisation exacte de la séparation, allusion à un abandon possible, le piolet endommagé, l’arrêt casse-croûte,…) sont inconsistantes et n’améliorent pas notre compréhension des évènements. Il est temps de nous résigner à admettre que les faits tels que nous les connaissons sont les seuls que nous connaîtrons jamais et que certaines questions que nous nous posons n’auront jamais de réponse.

Au cours des années suivant le drame de la Brenva, Bonatti a modifié ses témoignages initiaux des évènements. Il s’en prend à Gheser qu’il réfute systématiquement et à Ballu pour n’avoir pas adopté ses versions modifiées des faits. Le ton adopté par Bonatti dans ses critiques de Gheser et Ballu suggère un homme vindicatif, verbalement agressif et même par moments méchant. Je n’ai jamais rencontré Bonatti, mais sur la base de ses publications que j’ai lues, de ses reportages photographiques, des commentaires de l’un ou l’autre, je me représentais un montagnard exceptionnellement doué, fier de ses accomplissements, sûr de lui et affable. Ce dernier trait est bien illustré par l’esprit de camaraderie qui s’était établi au refuge de la Fourche entre la cordée italienne et la cordée franco-belge. Pourquoi Bonatti a-t-il réagi de façon aussi virulente ? Comment expliquer ce changement de personnalité ? Nous ne le saurons jamais de façon certaine mais j’aimerais suggérer une possibilité qui pourrait réconcilier ces aspects opposés de sa personnalité. Après qu’il ait extrait la cordée franco-belge de son bivouac et l’ait jointe à la sienne, leur sauvant certainement la vie, il a assumé la responsabilité des trois alpinistes. Dans une lettre à Ballu, Bonatti explique : « Je dirais par ailleurs que tous, tacitement (et depuis le premier matin dans la tourmente et liés à la même corde), me faisaient confiance et me considéraient comme le plus fort et le plus expert ». Cela me parait évident. Lorsqu’il propose de séparer les cordées pour accélérer la progression et de se regrouper au refuge Vallot, tout le monde est d’accord, parce que tout le monde lui fait confiance. Cette confiance lui confère une lourde responsabilité qui, peut-être, par la suite, lui pèsera comme un lourd fardeau. A l’arrivée au refuge, en tant que chef de cordée consciencieux il prend soin de Gheser dont les gelures sont inquiétantes puis envisage de se lancer en pleine nuit à la recherche de « sa » seconde cordée. Gheser l’en dissuade. Bonatti ne savait pas que la seconde cordée était à bout de force et s’était résignée à un second bivouac et qu’il ne reverrait jamais les deux jeunes gens. Pour Bonatti, qui avait assumé la responsabilité des deux cordées, c’était un échec. Guide consciencieux, il a probablement cherché à reconstituer les évènements pour déterminer comment il aurait pu éviter cet échec. Et cet appel à sa mémoire est probablement ce qui l’a amené à modifier ses récits initiaux. Dans un article récent posté sur le blog de Yves Ballu, Claude Dufourmantelle discute la question du rôle de la mémoire dans la reconstitution de situations auxquelles nous avons participé. Il dit, entre autres, «  Cela signifie qu’un souvenir, une évocation, une réminiscence, est sans cesse reconstruit par votre pauvre esprit dans des tentatives futiles pour retrouver ce que vous avez réellement fait, ce qui s’est réellement passé et d’imaginer ce qui aurait pu arriver si…ou ce que vous auriez dû faire si…si quoi ? Pour changer le passé ? Pour expliquer le passé ? Pour comprendre le passé ou simplement pour s’exonérer du passé ». Compte tenu des critiques dont Bonatti avait été l’objet (notablement la question relative à l’ascension du K2), il est très possible que sa mémoire l’ait orienté vers une version des faits qui aurait dû éviter de nouvelles critiques, quitte à modifier son témoignage si nécessaire. Tout ceci n’est qu’une hypothèse qui ne pourra jamais être vérifiée et ne change en rien l’admiration et la gratitude que j’ai pour Bonatti.

Dans l’apologue de la récente édition de « Naufrage » j’avais suggéré que la lecture de « Naufrage » soit obligatoire pour les candidats aux professions montagnardes. J’ai appris récemment que le livre fait partie de la collection de la bibliothèque du Peloton de Secours en Haute Montagne et je m’en réjouis, même après soixante ans, les relations humaines décrites dans « Naufrage » restent d’actualité.

Jean Henry, frère de François

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