Vincendon et Henry : un peu d'humanité...
Quand "Paris Presse" fait preuve d'humanité
Un autre article, de Louis Pauwels, paru dans Paris Presse du 8 janvier 1957. Enfin, un peu d'humanité...
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Notre temps
Pour
les pères des deux alpinistes
par Louis PAUWELS
QUE
dire de la douleur des pères de Vincendon et
Henry ! Il n'y a rien de pire, me semble-t-il, qu'être plongé dans une douleur
dont la surface est agitée par des millions de mains étrangères. Toute la
société s'est mise à remuer et à bavarder autour du supplice de leurs enfants.
Ils étaient à Chamonix, attendant que l'on sauve
leurs grands petits garçons torturés par la glace. Il a fallu, de surcroît,
qu'ils aient « la conscience sociale », comme on dit ; assistant aux conflits
entre les sauveteurs, aux discussions de méthode, à l'évocation des sommes
engagées, et lisant les journaux où l'on posait mille problèmes d'intérêt
général : police de montagne, systèmes d'assurances, etc. Leurs fils
devaient-ils, par témérité et ignorance, faire courir des risques à d'autres
hommes et abîmer le beau matériel ?... On les voit, peu à peu, obligés de
mesurer objectivement les dernières chances de leurs enfants, et demandant que
l'on ne tente plus rien. On imagine leur douleur de pères, rendue sèche et tout
à fait désespérante par cette gêne affreuse : leurs fils, dans une certaine
mesure, étaient coupables... Et des millions d'hommes qui farfouillaient
là-dedans, en dépliant leurs Journaux...
Qu'est-ce
que l'on va chercher, dans les ascensions périlleuses ? La solitude. Une discussion très personnelle avec la
nature dans ce qu'elle a de plus puissant. La rupture avec tous les
intermédiaires qui gâtent les rapports entre l'homme et la réalité. Soi-même.
Mais
que l'on rate son coup, et voilà
que le monde qu'on fuyait fond sur vous avec ses hélicoptères, ses assureurs et
ses journalistes. L'acte le plus gratuit et le plus solitaire, s'il est manqué,
vous lie plus qu'avant à la société, et des centaines de milliers de Dupont
discutent des responsabilités, votre photo sous les yeux.
On
parle, à cause de Vincendon et
Henry, d'interdire les expéditions dangereuses. Je n'aime guère la montagne et
je ne crois pas que la " mystique des grandes hivernales " mène très loin.
Mais je crois que risquer est une vertu. « La peur est libre », disent les
toreros. Le risque aussi doit être libre.
Des
gens s'insurgent honnêtement. Quoi ! deux
jeunes garçons s'aventurent, et voyez tou' ce qu'il en coûte aux autres ! Ce sont
les mêmes gens dont les yeux se mouillent quand les pompiers sortent la grande
échelle pour aider un chat à descendre d'une gouttière. Ajoutez à cela que les
guides sauveteurs aiment les occasions de remplir leur tâche. Et que c'est sans
doute en préférant le moindre risque dans le sauvetage, qu'on a été au pire.
Cela
dit, je pense qu'un homme doit savoir et pouvoir concilier le risque et la
prudence. Mais cette conciliation est le privilège, d'ailleurs douteux, de l'âge adulte. Vincendon et Henry sortaient
à peine de l'adolescence. Ils avaient droit à la folie. Que leurs pères ne se
sentent pas, à travers eux, coupables ! Que leur douleur soit saine !
Qu'ils pleurent, sans que nous les gênions, leurs petits
garçons qui ne savaient ce qu'ils faisaient, et qui savent tout, maintenant,
dans le pays où ils sont ! C'est un pays qui ressemble à cette montagne où
leurs corps gelés reposeront jusqu'au printemps. « Dans un temps aussi
glacial, dit Chesterton, que cette épée d'argent, symbole de
souffrance, gui perça un jour le cœur de la pureté... Où le froid vibre de
vérité... Où le froid sépare la vérité de l'erreur avec une lame de glace... Où
toutes les complications oubliées et morbides sont effacées par la neige… »
